En 2019, l’hebdomadaire Der Spiegel attirait l’attention de l’opinion publique allemande sur la situation d’une citoyenne, se disant athée, à qui l’Église protestante de Berlin réclamait le versement de l’impôt religieux (Kirchensteuer) assurant le financement des cultes.1 Cette affaire illustre une particularité, partagée par l’Allemagne et quelques autres pays en Europe: le baptême est, pour l’État, un acte juridique, générateur d’obligations – fiscales en l’occurrence –, auxquelles on ne met fin qu’en déclarant à l’administration quitter l’Église concernée (Kirchenaustritt). La foi (ou son absence, si l’on se déclare sans religion) appartient donc à l’identité du citoyen, et non seulement, comme dans les pays sous un régime de stricte laïcité, à celle de l’individu.
Telle est la conséquence nécessaire du système de reconnaissance des cultes au sein de l’État: la plupart des communautés sont juridiquement organisées, au niveau fédéral ou régional, sous la forme de corporations du droit public, Körperschaften des öffentlichen Rechts, jouissant d’un statut protecteur,2 exorbitant du droit commun des associations. L’État ne reconnaît pas en elles de simples fondations d’utilité publique, mais leur délègue des prérogatives essentiellement régaliennes, comme celle de lever l’impôt pour financer leurs activités.3 En outre, l’État, loin d’être indifférent aux appartenances religieuses ou de les considérer comme des questions purement privées, se charge d’assurer à celles-ci une visibilité dans l’espace public, y compris à l’école, lors des cours de religion, et à l’université, dans les facultés de théologie.4 Une branche du droit public, le Staatskirchenrecht (droit public ecclésiastique), enseignée à l’université, regroupe les normes étatiques régissant les corporations religieuses.
Celles-ci reposent principalement sur cinq articles, issus de la Constitution de Weimar (art. 136–139 et 141 WRV), intégrés à la Loi fondamentale par renvoi (art. 140 GG). Ceux-ci garantissent l’indépendance des droits civiques à l’égard de la religion (art. 136, aujourd’hui redondant avec l’art. 4) et permettent à toute association religieuse, pourvu qu’elle soit assez stable, d’obtenir le statut privilégié de corporation publique (art. 137). Tel est le cas des diocèses catholiques et des Landeskirchen protestantes (fédérées en une Evangelische Kirche in Deutschland commune aux luthériens et aux réformés), mais aussi des diocèses des Églises orthodoxes, de nombreuses Églises libres chrétiennes et des communautés juives (regroupées dans le Zentralrat der Juden) et bouddhistes.5 Les cinq millions de musulmans vivant en Allemagne, en revanche, n’ont pas d’organisation similaire.6 L’égalité, formellement établie, peine ici à se traduire dans les faits. L’ouverture de principe à toutes les religions n’empêche pas, au reste, un relatif conservatisme: la constitution assure aux seuls cultes – en réalité presque tous chrétiens7 – déjà organisés de fait en corporations publiques en 1919 de conserver leur statut, quand les autres, |après avoir dû le demander, peuvent, en théorie, le perdre.8
Le droit revendique donc l’empreinte de l’histoire. De fait, la Constitution de Weimar reprenait déjà, sans guère modifier son esprit général, un mécanisme mis en place par la plupart des États allemands au cours du XIXe siècle. La question confessionnelle y avait été résolue, non par la dissociation pure et simple entre citoyenneté et religion, mais par l’organisation d’une parité institutionnelle entre Églises catholique et protestante.9 Selon la présentation stylisée et systématique qu’en donnait la doctrine juridique, celles-ci, en tant que öffentlich-rechtliche Korporationen, jouissaient de toutes sortes d’avantages (Schutzrechte, y compris l’impôt cultuel, généralisé dans la seconde moitié du siècle), avec pour pendant une ingérence renforcée de l’État (Aufsichtsrecht justifiant le contrôle du choix des évêques catholiques ou la représentation de l’État au sein des consistoires protestants). Cette économie d’ensemble, que les juristes nommaient Kirchenhoheit (traduction allemande du latin jus majesticum ecclesiæ évoquant l’idée d’une souveraineté propre de l’Église dans son domaine, reconnue par l’État) et s’efforçaient de retrouver dans la plupart des régimes concrètement en vigueur dans les territoires de l’Empire, offrait un modèle distinct du territorialisme d’Ancien Régime (où les princes protestants considéraient l’Église comme une administration relevant de leur souveraineté) ou du gallicanisme dans ses fondements absolutistes, distinct également de la théocratie ou de la reconnaissance d’une Église d’État (les États allemands n’ont pas de religion, disait-on), distinct enfin de la séparation (où les cultes relèvent de la simple police administrative). Il traduisait une forme d’alliance singulière entre les deux confessions chrétiennes dominantes et l’État, destinée, non à assurer l’égalité entre tous les cultes, mais à préserver le rôle public de la religion dans le cadre d’une nation se pensant biconfessionnelle.
En 1919, à l’Assemblée nationale constituante de Weimar, les conservateurs souhaitaient maintenir ce système, au contraire des sociaux-démocrates, partisans de séparer l’État des Églises, pour faire de celles-ci de simples associations privées, comme en France. Le compromis final, proposé par le libéral Friedrich Naumann, fut de renoncer à la séparation, mais en permettant à toutes les sociétés religieuses d’acquérir les droits d’une corporation publique.10 Ainsi préservait-on les usages existants, et les juristes le vocabulaire habituel, tout en organisant le pluralisme. En 1949, faute d’un accord entre la CDU et le SPD, ces articles furent intégrés sans changement dans l’actuelle constitution.
La doctrine allemande contemporaine a donc raison de souligner que, en dépit d’évolutions sensibles portées notamment par la jurisprudence du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, les mécanismes fondamentaux du Staatskirchenrecht, à commencer par celui consistant à choisir les sociétés religieuses qu’on veut privilégier, n’ont guère changé depuis deux siècles.11 Les mêmes institutions, initialement destinées à affirmer l’identité chrétienne de la société allemande, permettent aujourd’hui d’assurer la neutralité religieuse de l’État12 (que Richard Puza qualifie de »positive«,13 pour la distinguer de la neutralité-abstention des pays laïques). Dans le processus de sécularisation des sociétés modernes et de leur droit, l’Allemagne a ainsi suivi une voie différente de la France, de la Belgique ou de l’Italie: le moment le plus décisif n’y fut pas un conflit entraînant la rupture de l’État avec une Église dominante, la séparation et la proclamation de la liberté religieuse comme moyen de défense, mais la décision de traiter paritairement les catholiques et les protestants, sans remettre en cause la participation institutionnelle des Églises. Par la suite, l’idée que l’État favorise les religions demeura et fut approuvée par les juristes: la question fut seulement et reste encore de savoir lesquelles doivent l’être. Partant, les identités religieuses n’ont jamais quitté le champ du politique, et, si l’État peut se montrer neutre à leur égard en refusant toute discrimination sur ce fondement, il ne peut leur être tout bonnement indifférent. |
Cette coopération traduit un choix politique, le refus de la séparation. Juridiquement, celui-ci a trouvé de solides défenseurs auprès de la majorité des professeurs de droit ecclésiastique (Kirchenrecht) du XIXe siècle, qui tentèrent de justifier la compatibilité entre le principe de liberté religieuse et celui d’un »État chrétien«. Dans cette matière où la législation des États, peu abondante, laissait place aux constructions purement doctrinales – qui à leur tour devenaient le cadre mental des juges et fonctionnaires de l’administration formés par le droit –, ils imposèrent une systématique et un vocabulaire communs qui se retrouvèrent, notamment par l’intermédiaire de l’influent titulaire de la chaire de Kirchenrecht à Berlin et député à Weimar en 1919, Wilhelm Kahl, dans la constitution.14
Pour éclairer la tension, présente encore aujourd’hui, entre l’octroi d’un statut public à des institutions religieuses au sein de l’État et l’affirmation simultanée de sa neutralité confessionnelle, il est donc impossible, à côté de facteurs politiques qui jouèrent un rôle évidemment non négligeable, de ne pas s’intéresser à la construction scientifique de ce droit »savant« qu’était le Staatskirchenrecht. La question des relations entre l’Église et l’État, qui, dans la plupart des pays, fut surtout politique – le débat se jouait à la chambre ou dans les journaux –, était en effet étudiée et enseignée en Allemagne au sein des universités. C’est en tentant ici d’esquisser les contours de ce que serait une histoire intellectuelle du droit ecclésiastique public, dans la période, le XIXe siècle, où il acquit ses traits fondamentaux, que nous voudrions donner quelques clefs interprétatives du processus de sécularisation juridique en Allemagne.
L’affirmation d’une citoyenneté indépendante la religion, achevée en 1871 avec l’émancipation des Juifs, fut un processus long, qui ne conduisit pas non plus à chasser totalement les appartenances confessionnelles du champ du droit (I). C’est que, majoritairement, on se ralliait alors à une conception chrétienne de l’État, qui ne saurait être indifférent à la religion. Les professeurs enseignant le droit ecclésiastique donnèrent corps à cette idée en justifiant, par un système original marqué par un point de vue fondamentalement chrétien, les lois qui la mettaient en application (II). Ce système ne fut pas remis en cause par la libéralisation incontestable de leurs idées à la fin du siècle, ni par la conception d’un Staatskirchenrecht autonome se rapprochant de la notion purement administrative de »régime des cultes« (III).
Dans le premier quart du XIXe siècle, toutes les distinctions juridiques entre sujets de confession chrétienne avaient cessé d’exister dans les États allemands. La liberté de conscience et de culte en leur faveur était affirmée dans la plupart des constitutions. L’article XVI de l’Acte de la Confédération germanique de 1815, en imposant de reconnaître l’égalité civile et politique entre tous les chrétiens, ne faisait d’ailleurs qu’entériner des réformes déjà introduites dans la majorité des territoires pour faire de tous les chrétiens des citoyens (Bürger) à part entière (édit de tolérance prussien de 1788, en faveur des catholiques, luthériens et réformés, repris dans l’ALR de 1794; Religions-Edict wurtembergeois de 1806; Religionsedikt bavarois de 1809 en application de la constitution de 1808, repris dans la constitution de 1818). Cette évolution, portée par l’esprit du temps et des souverains éclairés, était en outre rendue nécessaire par les redécoupages territoriaux consécutifs à la sécularisation des principautés ecclésiastiques en 1803 et au congrès de Vienne, qui firent apparaître de fortes minorités confessionnelles au sein d’États auparavant assez homogènes (Rhénanie catholique en Prusse, Franconie protestante en Bavière).15
Toutes les difficultés concrètes ne disparurent pas avec cette émancipation juridique. Le mariage, soumis au droit civil quant à ses effets, relevait encore (jusqu’à l’introduction du mariage civil dans tout l’Empire en 1875) de la compétence des Églises quant à ses conditions de validité. Chaque citoyen était donc soumis, en cette matière, au droit interne de l’Église dont il relevait, ce qui complexifiait les unions mixtes entre catholiques et protestants. Le droit canonique, depuis 1741, les tolérait à la condition que l’époux pro|testant promît par écrit de baptiser et d’élever les enfants issus du mariage dans la foi catholique. Lorsque le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse étendit en 1825 aux provinces rhénanes un règlement désignant la religion du père (éventuellement protestant) pour l’éducation des enfants, il rencontra l’opposition du très ultramontain évêque de Cologne, Clemens von Droste zu Vischering (1773–1845), nommé en 1835. La brouille culmina en 1837, lorsque l’évêque récalcitrant fut démissionné par le roi (qui n’en avait du reste guère le pouvoir), puis, devant son refus d’obtempérer, emprisonné. Cet épisode, qui trouva une issue négociée quelques années plus tard, souligne les limites de la liberté religieuse, dont l’exercice se trouvait empêché par l’absence de sécularisation de domaines traditionnellement laissés à l’Église et par l’intégration de données confessionnelles dans la législation même de l’État.16
Les autres cultes, quoique tolérés, étaient placés dans une situation moins avantageuse. C’est ainsi que, au plan individuel, le sort des Juifs fut soumis à de longues vicissitudes.17 Certaines réformes éclairées, au début du XIXe siècle, leur avaient accordé une quasi-égalité civile les écartant seulement de certaines fonctions publiques: Konstitutionsedikt du Bade (1809) leur interdisant les fonctions politiques représentatives (pour lesquels des preuves de la Nationalität, soit la conformité à l’esprit allemand, étaient exigées18); édit prussien (1812) leur accordant la pleine jouissance des droits civiques, sauf la faculté d’occuper les emplois régaliens. La Bavière (1813), moins en avance, introduisait un système de matricules permettant de limiter le nombre de Juifs dans chaque commune, et de restreindre leurs libertés économiques pour ne pas nuire aux chrétiens … L’article XVI de l’Acte de la Confédération germanique ajournait le règlement global de la question. Sous la pression des intérêts agrariens, d’émeutes antijuives (Hep-Hep-Bewegung en 1819), et d’une vision conservatrice liant nation et christianisme, la situation recula. En Prusse, une loi fermait aux Juifs les fonctions de professeur d’université (en 1822, pour empêcher Eduard Gans d’obtenir un poste à Berlin) et de maire (Städteordnung de 1831). Des débats eurent lieu à l’Assemblée provinciale en 1824–26, puis en 1847 (conduisant à une loi plus restrictive dans les territoires polonais). L’avancée des idées libérales, après la révolution de 1848, permit de vaincre les réticences, et de lever toutes les restrictions, dans le Wurtemberg en 1861–64, en Bavière en 1861, dans le Bade en 1862, dans la Confédération de l’Allemagne du Nord en 1869, puis dans tout l’Empire en 1871.
Ainsi s’achevait le processus qui, étendu sur près d’un siècle, conduisit à dissocier le statut civique et l’appartenance religieuse. Il fut bien plus long qu’en France, où il n’avait fallu que deux décrets de l’Assemblée constituante, le 24 décembre 1789, pour tous les non-catholiques à l’exception des Juifs, puis le 27 septembre 1791, pour ces derniers. Comme le résume Adrien Duport, député à l’origine du second décret, »aucune distinction [ne serait plus alors] mise entre les droits politiques des citoyens à raison de leurs croyances«.19 Les lois civiles y seraient indifférentes, y compris, après le 20 septembre 1792, celles organisant le mariage. La dissociation entre confession et citoyenneté était nette, radicale, et la France était alors le seul État du monde à avoir franchi ce pas.20
La divergence est donc sensible entre un »modèle« français de sécularisation (qui fut aussi celui de la Belgique en 1830 et de l’Italie après 1860), fondé sur l’indifférence du droit à la religion, et un »modèle« allemand, fondé sur la reconnaissance des appartenances religieuses par le droit, dans une perspective pluraliste d’abord cantonnée aux seuls chrétiens. On ne saurait y voir le simple reflet d’une opposition entre tradition catholique et protestante,21 mais une conséquence indirecte du biconfessionnalisme propre aux territoires germaniques. Les lois, pour assurer la paix civile, durent organiser la parité concrète entre les sujets des deux confessions, qui du reste était largement acceptée dans les mœurs. Jamais il ne fut question d’un |libéralisme aussi abstrait et général qu’en France. L’émancipation était progressive et plus ou moins complète selon la confession: les droits de tous les hommes en tant qu’hommes étaient complétés par ceux spécifiquement accordés aux pratiquants de telle ou telle religion, suivant la logique du privilège, et non du droit inné.
En corollaire, la question de la liberté religieuse individuelle n’était pas totalement distincte de celle du statut des cultes. La parité civique entraînait, au moins pour les chrétiens, la parité des cultes au plan institutionnel. C’est celle-ci que systématisèrent et défendirent les juristes allemands au XIXe siècle.
Les rapports entre les Églises et l’État, loin de n’être qu’une question politique, étaient aussi l’objet d’un enseignement spécifique dans les universités, dans le cadre d’une discipline alors singulière en Europe, le Kirchenrecht (jus ecclesiasticum). Celle-ci avait été construite dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par des juristes proches de l’École moderne du droit naturel pour aborder conjointement avec le droit canonique celui propre aux Églises protestantes.22 L’exposé spécifique à chaque religion (correspondant au droit positif) était introduit par une partie générale et abstraite (relevant, elle, du droit naturel, s’appliquant aux Églises in abstracto, y compris les communautés juives23) où l’on décrivait entre autres les fondements du nexus ecclesiæ cum republica. L’approche dominante était collégialiste:24 les Églises sont des collegia, des associations, par conséquent soumises aux lois et à la surveillance de l’État où elles se situent (jus circa sacra), mais disposant aussi de droits naturels propres (jura in sacra). Elles peuvent être plus ou moins favorisées par l’État (prohibées, tolérées pour la devotio domestica, ou admises à célébrer publiquement leur culte), en vertu du jus reformandi, c’est-à-dire du droit d’admettre ou non une corporation au sein de l'État. Cette idée d’une gradation dans le statut des corporations religieuses (avec au sommet celui de öffentlich-rechtliche Korporation) fut reprise dans l’ALR,25 codification jusnaturaliste par excellence, tandis que la Bavière inscrivait la notion de öffentliche Korporation dans l’édit de 1809. On ne peut cependant parler, à ce stade, de transcription de cette terminologie dans toutes les législations.
Dans la science juridique, celle-ci fit en revanche carrière, en dépit de la fin de la domination du jusnaturalisme et du ralliement, à partir de la décennie 1820, de la majorité des canonistes à l’école historique, sous l’influence de Ferdinand Walter (1794–1879, professeur à Bonn) et Karl F. Eichhorn (1781–1854, professeur à Göttingen).26 Les manuels de Kirchenrecht continuèrent en effet de se consacrer, non seulement au droit interne des deux Églises, mais encore au droit »externe«,27 c’est-à-dire aux rapports avec l’État, abordés dans un exposé introductif intitulé souvent Verhältnis der Kirche zum Staat, Kirchenstaatsrecht ou Staatskirchenrecht. Suivant la méthode décrite par Heinrich F. Jacobson (1804–1868, professeur à Königsberg), ils étaient traités d’un triple point de vue »philosophique [à la recherche du système idéal], historique et dogmatique [en droit positif]«.28 C’est ici que les juristes, reprenant la terminologie collégialiste et admettant que la notion de corporation servît de genre commun sous lequel l’État subsumait les Églises,29 donnaient une synthèse comparée des législations allemandes, au moyen des deux catégories que nous avons mentionnées, Schutzrechte (»avantages accordés à l’Église par le droit de l’État, par lesquels s’affirme son intérêt public à son existence et son action«30) et Aufsichtsrechte. Ce système préservait selon eux à la fois les pouvoirs de l’État et la Kirchenhoheit (c’est-à-dire l’autonomie de l’Église dans ses affaires propres). |
Que ce qu’on commençait à appeler Staatskirchenrecht ait été construit scientifiquement comme une branche du Kirchenrecht, et non du Staatsrecht, avait plusieurs conséquences. C’est ainsi que la question de la liberté religieuse du citoyen était pratiquement passée sous silence – non que les auteurs y fussent hostiles, mais telle n’était pas la perspective, plus institutionnelle, retenue par une matière où l’individu apparaît surtout en tant que fidèle. De même, seul le régime des cultes chrétiens était étudié. Les tentatives de jeunes enseignants encore inspirés dans les années 1830 par leurs aînés de l’Aufklärung, pour étendre le Kirchenrecht au droit hébraïque (et par conséquent y intégrer les données législatives relatives au culte juif), n’eurent guère de suite:31 le droit ecclésiastique restait chrétien, et même limité au catholicisme et à la religion réformée.32 Le Staatskirchenrecht n’était pas non plus vu comme un droit autonome; au contraire, tout en admettant que seul le droit »issu de l’Église« fût au sens strict du droit ecclésiastique, on donnait du Kirchenrecht une définition suffisamment large pour pouvoir y inclure également les normes d’origine étatique »ayant pour objet l’Église«33 ou déterminant les rapports de droit (Rechtsverhältnisse) de l’Église.34 Le »droit public des religions«, comme on dirait aujourd’hui, était en somme structurellement abordé d’un point de vue chrétien.
Il n’est donc guère étonnant qu’aucun canoniste n’ait été partisan d’une plus grande séparation entre l’Église et l’État, même après que ce principe eut été énoncé par le Parlement de Francfort.35 Majoritairement conservateurs, ils approuvaient les privilèges reconnus aux Églises catholique et protestante. Ceux-ci étaient justifiés, au minimum, par le constat sociologique que la religion intéresse, pour des raisons historiques, plusieurs domaines de la vie publique en Allemagne avec lesquels ses liens devaient être protégés par l’État,36 ou, dans une perspective qui n’est pas sans rappeler celle du despotisme éclairé, par son utilité collective (Gemeinzweck).37
Toutefois, l’opinion la plus répandue était que l’État lui-même devait être »chrétien«.38 L’expression christlicher Staat avait été popularisée par un opuscule du philosophe du droit Friedrich J. Stahl (1802–1861, professeur à Berlin) paru en 1847 à l’occasion du débat sur l’émancipation des Juifs à l’Assemblée provinciale de Prusse. Stahl y développait une conception organiciste de l’État, d’inspiration schellingienne. L’État est un »être collectif éthique (sittliches Gemeinwesen), reposant sur une conscience (Gesinnung) éthique et réalisant une idée éthique; or la reconnaissance de la vie (Lebenswürdigung) éthique est indissociablement reliée à la religion, si bien que l’État d’un peuple chrétien doit se distinguer substantiellement de tout autre«.39 C’est bien parce que le peuple allemand est organiquement chrétien que la religion doit être un »principe vital qui pénètre l’État partout et en entier«.40 L’État chrétien, affirme-t-il, n’est pas une théocratie,41 il n’a pas la religion pour but direct, mais »la religion chrétienne est le critère du jugement d’après lequel il poursuit ses autres buts et ordonne ses rapports vitaux (Lebensverhältnisse)«.42
Concrètement, un tel État doit avoir un lien avec l’Église (Band zur Kirche), ce qui implique sa reconnaissance. Il doit suivre les principes chrétiens dans sa législation et son administration. En conséquence, il accorde certes les droits civiques (bürgerliche Rechte) à tous les nationaux, car le christianisme implique la tolérance, mais restreint »les droits politiques aux membres des Églises chrétiennes reconnues«.43 Ceux-ci ne sauraient occuper une fonction publique leur conférant de l’autorité,44 ni siéger à la chambre: un député non-chrétien pourrait en effet à bon droit s’offusquer qu’on y affirmât publiquement le Christ Fils de Dieu, ce qu’un peuple chrétien doit pourtant bien croire. Stahl, non sans finesse, comprend bien que l’extension des droits politiques indépendamment |des religions conduirait in fine, soit à chasser toute référence à celles-ci dans la loi (c’est le modèle laïque), soit à leur étendre le système paritaire valable pour les catholiques et les protestants (c’est la voie suivie par l’Allemagne contemporaine).45 Tous ces arguments servaient en particulier à rejeter l’émancipation complète des Juifs, non en raison de leur »caractère spécifique« ou de leur défaut d’appartenance à la nation – Stahl, par ailleurs Juif converti, fait un vibrant hommage à leur participation à la science et à l’art spécifiquement allemands46 –, mais à cause de leur religion. C’était là une conséquence logique, valable aussi pour les membres de sectes déistes non chrétiennes.
Sans toujours se référer explicitement aux doctrines de Stahl, les canonistes marquaient néanmoins par l’emploi de l’expression christlicher Staat leur adhésion à une conception organique du peuple et de l’État.47 Le peuple allemand s’identifiant au christianisme en général (et non à l’une des Églises particulières, raison pour laquelle les canonistes mettaient toujours en avant l’unité de l’Église chrétienne fondée par le Christ), l’État ne pouvait être indifférent à la religion: ce serait unsittlich.48 Le statut public (öffentlich) des Églises traduisait cette coopération, non dans un esprit d’entente cordiale entre deux entités antagonistes, mais dans le but de favoriser le développement religieux de la nation. Telle était la valeur du système (un peu idéalisé par la théorie) de la Kirchenhoheit, qui permettait d’affirmer l’identité chrétienne de l’État et les liens organiques de l’Allemagne avec la religion tout en réalisant la liberté civile (voire politique, car tous n’étaient pas hostiles à la participation politique des non-chrétiens).
À l’extérieur du cercle des canonistes, il existait bien sûr des voix pour s’opposer à ces conceptions. La constitution de l’Église Saint-Paul, approuvée par le Parlement de Francfort en 1849, reflétait ainsi le point de vue des libéraux: jouissance des droits politiques indépendamment de la confession (§ 146); mariage civil obligatoire (§ 150); interdiction pour l’État de privilégier une corporation religieuse sur une autre (§ 147, ce qui aurait mis fin de fait au système de la Kirchenhoheit, ou l’aurait étendu à tous les cultes). Jamais entré en vigueur, ce texte demeura en quelque sorte le manifeste du libéralisme politique en Allemagne. Il finit par trouver quelques échos jusque dans la doctrine du Kirchenrecht.
Dans les trois dernières décennies du XIXe siècle, la science du Kirchenrecht connut deux évolutions corrélées. Au plan didactique, tout d’abord, on remarque une certaine autonomisation de la partie consacrée aux règles civiles applicables aux Églises tendant à supplanter l’exposé du droit ecclésiastique interne. Le manuel de Kirchenrecht écrit par Wilhelm Kahl (1849–1932, professeur à Berlin) l’illustre nettement, dont le premier volume, sur plus de deux cents pages, présentait uniquement le Staatskirchenrecht, tandis que le volume suivant, qui devait traiter du droit interne, ne parut jamais.49 Le droit ecclésiastique, comme matière, était ainsi supplanté par le droit public ecclésiastique. Paul Hinschius (1835–1898), professeur de Kirchenrecht à Berlin, avait aussi, quelques années auparavant, rédigé, dans le Handbuch des öffentlichen Rechts de Marquardsen, une synthèse d’envergure sur le seul Staatskirchenrecht.50 Cela revenait certes, dans une certaine mesure, à éditer à part, en l’enrichissant, l’introduction traditionnellement consacrée à ce sujet dans une présentation scientifique du droit ecclésiastique, mais ce geste coupait justement les liens entre ce dernier et la branche du droit public s’appliquant aux corporations religieuses, apparaissant désormais explicitement comme telle. Cette scission résolvait une aporie à laquelle la doctrine se montrait de plus en plus sensible: de quel ordre juridique le Kirchenrecht, qu’on enseignait alors en combinant normes étatiques et normes ecclésiastiques, était-il le droit?
Détaché du droit religieux (qui présentait, il est vrai, moins d’intérêt pratique dans la formation des |futurs juristes depuis que le mariage civil avait été rendu obligatoire en 1875 et que le baptême dans tel ou tel culte n’avait plus aucune incidence sur la citoyenneté), le Staatskirchenrecht pouvait désormais avoir un spectre plus large: Joseph Heimberger (1865–1933) consacrait en 1893 sa thèse d’habilitation à »la situation des Juifs en Bavière au regard du Staatskirchenrecht« en y abordant les questions classiques (statut juridique des corporations, éducation religieuse à l’école, fiscalité du culte), mais pour les communautés juives.51 À Vienne, Max H. von Heinlein (1865–1935) publiait en 1899 un Grundriß des Staatskirchenrechts,52 en forme de manuel pour ses étudiants, et y intégrait le régime du culte juif – tout comme Hinschius. Dans la formule Staatskirchenrecht, le mot Kirche n’était alors plus qu’un vestige étymologique. Max von Seydel (1846–1901, professeur de Staatsrecht à Munich), sans abandonner l’expression traditionnelle, préférait celle plus générale de Recht der Religionsgesellschaften.53 La doctrine contemporaine adopte parfois, dans un souci de neutralité, un usage similaire.54
L’autre évolution, à la fois cause et corollaire de la précédente, correspond à l’abandon généralisé de la notion d’État chrétien. Kahl y voyait un programme politique incompatible avec la parité, conduisant au baptême obligatoire et au rejet du mariage civil.55 Hinschius formulait une critique similaire: »réaliser la chrétienté« ne doit pas être le but de l’État, qui ne serait pas compatible avec l’émancipation des Juifs, ni donc avec la liberté religieuse.56 Car – et là est bien, selon nous, la nouveauté apportée par Hinschius –, c’est désormais la liberté individuelle de conscience qui sert de fondement à l’ensemble du système. C’est elle qui implique la liberté collective du culte, dans la tradition du libéralisme politique:
»Les hommes qui vivent dans l’État ne poursuivent ni uniquement ni principalement des buts juridiques (Rechtszwecke), mais bien plus économiques, ainsi que spirituels, culturels (Bildungszwecke), éthiques (sittlich), et religieux. L’ensemble organisé (Ordnung) des relations dans ces domaines, le droit émis par l’État, sert seulement à ce qu’ils puissent mieux et plus sûrement atteindre ces buts.«57
On souscrira donc à la thèse de Peter Landau, qui voyait »l’origine du Staatskirchenrecht moderne« dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il s’est alors à la fois, en tant que discipline, émancipé du droit ecclésiastique et, en tant que doctrine, détaché des conceptions organicistes pour se rallier à un individualisme plus libéral, tandis que, à la même époque, les États suivaient une voie comparable. Il ne nous semble cependant pas qu’il soit uniquement le »produit de la pensée libérale«, ou d’un compromis entre celle-ci et le catholicisme politique.58 Les éléments de continuité avec la période antérieure dominent en effet, en particulier le rejet de la séparation, pourtant au cœur du programme libéral, et la valorisation du statu quo.
Hinschius et Kahl donnaient dans leurs synthèses une typologie assez similaire des types de relations que l’on peut envisager entre l’Église et l’État. Celles fondées sur l’unité entre les deux entités (Église d’État, théocratie, coordination), rejetées par Hinschius comme appartenant au passé, s’opposaient à la séparation (dont la Belgique fournissait un exemple, consistant à traiter les Églises comme toute autre association) et à la Kirchenhoheit en vigueur en Allemagne.59 Tous deux s’accordaient pour considérer ce dernier système comme le plus adapté à l’Allemagne. Sans verser dans l’organicisme romantique de la génération précédente, Hinschius notait simplement que »la religion de la plus grande partie des citoyens exige par nature d’être considérée par l’État autrement que celle d’une petite secte insignifiante«:60 argument sociologique, pratique. L’une des craintes, exprimée par Kahl, alors que le Kulturkampf était encore dans les esprits, était que l’Église |catholique profitât de la séparation – et de la plus grande liberté qu’elle entraîne – pour accroître, au moyen du parti du Zentrum, son influence politique.61 Il est vrai que Emil Friedberg (1837–1910, professeur à Leipzig), en 1872, avait à l’inverse, dans un ouvrage à forte teneur politique, soutenu la séparation (allant jusqu’à la suppression du ministère des cultes) comme l’unique moyen de »décléricaliser«62 la population selon lui trop fortement soumise au joug de l’Église catholique, mais cette idée n’eut guère de suite. Non sans résignation, Karl Rieker (1857–1927, professeur à Leipzig puis Erlangen), authentique libéral favorable en théorie à la séparation, jugeait cette hypothèse irréalisable:
»Cet idéal devra pour le moment attendre encore longtemps pour être réalisé en Allemagne. L’État allemand est encore entièrement de l’avis que la religion n’est pas une affaire seulement individuelle, mais aussi collective; il faudrait qu’il accomplît une rupture complète avec son passé, pour trancher le lien qui l’a pendant des siècles uni avec l’Église et pour laisser la religion à l’initiative privée.«63
Tout invitait donc au statu quo. De fait, Hinschius et Kahl conservaient l’usage traditionnel consistant à étudier successivement les formes de reconnaissance des sociétés religieuses, puis les Schutzrechte et Aufsichtsrechte de celles admises au rang de corporations publiques. D’autres systèmes étaient pourtant possibles, à l’image de celui, plus »publiciste«, de Max von Seydel, groupant la matière par domaines (droit des biens, droit fiscal, etc.). Le maintien d’une analyse dialectique – à des privilèges répond une surveillance accrue de la part des autorités civiles – n’était pas neutre. Il marquait l’adhésion à l’économie d’ensemble de la Kirchenhoheit, et à son caractère essentiel: des Églises reconnues paritairement comme Korporationen des öffentlichen Rechts parce qu’elles ont »par excellence un caractère public« et ne sauraient être vues comme de simples associations d’utilité collective.64 Pour donner un contenu au concept de corporation du droit public – qui, sous cette forme ou sous d’autres, était employé depuis plus d’un siècle sans être vraiment défini –, Kahl renvoyait à un article où Rudolf Sohm (1841–1917, professeur à Leipzig) voyait dans l’octroi de ce titre la marque d’une ethische Gleichordnung (équivalence éthique) entre l’État et l’Église reconnue. La thèse de Sohm consiste à dire que la corporation, soumise à l’État juridiquement (ce qui revient à affirmer l’existence d’un Staatskirchenrecht purement séculier), compense cette subordination par l’affirmation théorique d’une dignité égale à celle de l’État, et par la garantie que l’État prend en compte dans son droit le but de l’Église.65
On était là à mille lieues, non seulement de la séparation, mais encore de la neutralité religieuse. En outre, il n’était pas question d’étendre ce statut à des Églises non chrétiennes. Sohm, Kahl et Hinschius ne l’envisageaient pas plus que le droit positif ne le faisait. Le Staatskirchenrecht était certes devenu un ensemble cohérent intellectuellement, mais il resta, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, enseigné dans le cours de droit ecclésiastique. Kahl, dans son manuel, s’efforçait encore – de manière peu convaincante, mais habile – de justifier que des normes étatiques eussent bien leur place parmi le Kirchenrecht.66 Les conditions universitaires de formation des notions du Staatskirchenrecht le maintenaient donc dans un »univers chrétien«.
La transcription de ces notions, qui relevaient jusqu’alors en partie de la conceptualisation doctrinale, dans l’ordre juridique de la République de Weimar changea peu les cadres mentaux des juristes ou des fonctionnaires. La possibilité désormais explicitement offerte à n’importe quelle communauté religieuse de devenir Körperschaft des öffentlichen Rechts modifiait bien évidemment le droit positif – aucun Land n’aurait pu inscrire dans son droit, comme la Prusse de 1850, que l’État favorise la religion chrétienne.67 Elle aurait sans doute été exploitée si l’antisémitisme latent n’en avait dissuadé les principaux intéressés, mais elle ne constituait pas une rupture radicale: Ulrich Stutz ne s’y trompait pas en parlant alors de séparation boiteuse (hinkend).68 C’est après la dictature nazie que l’interprétation de normes par ailleurs inchangées, |dans une Allemagne ralliée au libéralisme démocratique, évolua vers le régime actuel de neutralité.
En ayant centré l’étude qui précède sur la doctrine juridique – et, plus exactement, la doctrine juridique enseignée, qui donne à voir les articulations fondamentales d’une science –, nous ne voulons prétendre que la science du droit soit le principal moteur des évolutions politiques. Le relatif retard de l’Allemagne dans la réalisation effective d’un droit de citoyenneté entièrement sécularisé, et, plus encore, de l’égalité entre les cultes, n’est pas la conséquence des conceptions développées ici ou là dans les facultés, mais s’explique par des facteurs politiques (le poids du conservatisme) et sociaux (le biconfessionnalisme). Les idées des juristes – du moins, celles qui étaient enseignées dans un tout qu’on appelait système – permettent néanmoins de comprendre, non la chronologie, mais les ressorts du processus de réalisation de la neutralité religieuse de l’État en matière juridique. L’interprétation donnée à la notion centrale de Körperschaft des öffentlichen Rechts, doit beaucoup aux canonistes de la seconde moitié du XIXe siècle, qui y voyaient le moyen de concilier un désir presque unanimement partagé de considérer la religion chrétienne comme un principe irradiant le droit de l’État avec la liberté religieuse et une vision inclusive de la citoyenneté. C’était le complément moral qui distinguait alors le Staatskirchenrecht, tel qu’ils le concevaient, d’un simple droit administratif des cultes, et défendait la prétention des Églises à être des institutions publiques.
Aujourd’hui, cette justification »morale« de la reconnaissance d’un statut public à certains cultes tend à s’estomper. Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe et, avec lui, la doctrine allemande y voient généralement, non plus la pétition d’une forme de lien nécessaire entre des »partenaires de même rang«,69 mais une conséquence institutionnelle de la liberté religieuse,70 qu’on continue toutefois de juger mieux servie par une séparation »amiable«, plus proche d’une coopération que d’une véritable laïcité.71 L’intégration de cultes minoritaires à ce système après 1945 a montré sa viabilité. La situation des musulmans, aujourd’hui, présente des enjeux différents, en raison de leur nombre. Les réticences à se saisir de la question ne s’expliquent certainement pas seulement par la nature des règles juridiques (le statut corporatif est assez largement accordé désormais72) mais surtout par des motifs politiques ou sociaux, communs à de nombreux pays européens. Elles créent néanmoins en Allemagne une inégalité de fait d’autant plus patente que les cultes reconnus ont des ressources fiscales importantes (5,9 milliards d’euros en 2019 pour l’Église protestante; 6,7 pour l’Église catholique73). |
Une conséquence plus fondamentale du processus de sécularisation en Allemagne est à notre avis ce principe non écrit, mais jamais contesté par la jurisprudence constitutionnelle, selon laquelle la religion n’est pas qu’une affaire privée. Nous avons vu, au cours de l’étude, que l’adjectif öffentlich, s’agissant des cultes reconnus, a toujours été employé pour signifier, précisément, que l’État n’est pas indifférent à cette matière, au point que certains organes de l’État ont constitutionnellement le droit d’interroger les individus sur leur appartenance religieuse.74 De là viennent les incompréhensions que suscite parfois le Kirchensteuer, chez des gens qui, croyant l’inverse, avaient négligé de renseigner l’administration. L’État peut bien être tolérant, il n’en est pas moins curieux.
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1 Hipp (2019).
2 Scheuner (1974) 76.
3 BVerfGE 102, 388, évoque des »attributions de souveraineté« (hoheitliche Befugnisse), citant le droit de lever l’impôt; la soumission des contrats de travail avec leurs employés à des règles dérogatoires du droit commun, proches, mais non identiques à celles des fonctionnaires (Dienstherrnfähigkeit, cf. Campenhausen (2006) 252–254); l’octroi du statut de bien public à certains éléments de leur patrimoine (Widmungsbefugnis).
4 Campenhausen (2006) 196–250 parle à ce sujet d’»affaires communes« (gemeinsame Angelegenheiten), soit exactement l’expression utilisée au XIXe siècle.
5 La liste complète des corporations reconnues, au niveau régional, est disponible sur le site du ministère de l’Intérieur allemand. Elle comporte également certaines associations spirituelles laïques (Weltanschauungsgemeinschaften).
6 Seule, à notre connaissance, une association du culte ahmadiste, dissidence de l’islam apparue au XIXe siècle, s’est fait reconnaître, en Hesse, comme Körperschaft des öffentlichen Rechts. Les communautés turques n’y sont pas parvenues.
7 Demel (2011) 87–138.
8 Art. 137 § 5 WRV. C’est pourquoi la doctrine distingue, dans un jeu de mots devenu habituel, entre corporations gekoren (élues) et geboren (originaires).
9 Tout un courant théologique était favorable alors à l’union des Églises protestantes, y compris au plan dogmatique. Des institutions (synodes ou consistoires) communes furent créées dans certains États, notamment la Prusse.
10 Cf. Kim (1996); Morlok (2018).
11 Scheuner (1974) 10.
12 BVerfGE 19, 216; Schlaich (1972).
13 Puza (2005) 517.
14 Landau (1993) 409.
15 Pour les détails de ces réformes, cf. entre autres Huber (1957) ou Link (2017).
16 En Prusse, on arriva même après l’introduction en 1847 du mariage civil pour les Juifs et les sectes non reconnues, à ce résultat paradoxal qu’un Juif pouvait, selon la loi de l’État, épouser civilement un chrétien membre d’une Église dissidente, mais non un catholique ou un protestant, soumis au droit ecclésiastique en cette matière.
17 Brenner et al. (1996).
18 Nipperdey (1983) 250.
19 Propos prononcé le 28 septembre 1791 devant l’Assemblée constituante, cité dans Winock (2004) 21. La seule entorse à ce principe, dans l’histoire contemporaine de la France, fut la législation raciale sous le régime de Vichy.
20 Certains États américains maintenaient en effet alors des restrictions liées à la religion.
21 Contra: Monod (2013) 19.
22 Le premier manuel d’enseignement mêlant les deux droits en les présentant suivant un plan commun est celui de Böhmer (1763).
23 Une illustration de cette dichotomie entre droit naturel et droit positif se trouve dans Wiese (1793), influent manuel plusieurs fois réédité jusqu’en 1826. Voir en particulier les explications données dans la deuxième édition: Wiese (1799) V et 18.
24 Un exposé très complet des thèses de ces auteurs est donné par Schlaich (1969).
25 L’ALR distingue les Religionsgesellschaften interdites (II, 11, § 14), öffentlich aufgenommen (§ 17) et geduldet (§ 20).
26 Eichhorn (1831), vol. I.
27 Walter (1829) 2.
28 Jacobson (1831) 6.
29 Mejer (1869) 220.
30 Richter (1853) 104.
31 À Giessen, le jeune Privatdozent catholique Heinrich L. Lippert édita ainsi quelques années à partir de 1831 des Annalen für katholisches, protestantisches und jüdisches Kirchenrecht.
32 Seul faisait exception le manuel de Walter, s’étendant à »toutes les confessions chrétiennes« et traitant donc conjointement du droit des Églises orthodoxes – y compris, donc, en Allemagne.
33 Bluhme (1858) 11.
34 Richter (1853) 3–4.
35 Cf. le dernier paragraphe de cette partie.
36 Walter (1855) 82–83.
37 Herrmann (1849) 52.
38 Entre autres, Jacobson (1831–1833), vol. II, 64; Stahl (1847); Walter (1855) 82–83; Richter/Dove/Kahl (1886) 324. La formule est ajoutée par Kahl et ne figure pas dans l’édition précédente du manuel, à laquelle il n’avait pas collaboré.
39 Stahl (1846) 153.
40 Stahl (1847) 13.
41 Stahl (1847) 27.
42 Stahl (1846) 154.
43 Stahl (1847) 31.
44 Bismarck, lors du débat de 1847, avait déclaré qu’il se sentirait rabaissé (niedergedrückt) s’il devait obéir à un Juif; Brenner et al. (1996) 56.
45 Stahl (1847) 23–24. L’extension des droits politiques impliquerait notamment une forme de respect réciproque, interdisant par exemple de critiquer la religion d’autrui à la chambre.
46 Stahl (1847) 44.
47 Telle qu’on la trouve par exemple exposée dans Bluntschli (1851–52) 530–532, lui aussi partisan de l’État chrétien.
48 Herrmann (1849) 15.
49 Kahl (1894).
50 Hinschius (1883).
51 Heimberger (1893).
52 Hussarek von Heinlein (1899).
53 Seydel (1893), vol. VI.
54 Pour un bilan, Hollerbach (1994) et Heinig/Walter (2007). La 5e édition de Campenhausen (2006), à paraître en 2022, abandonnera le titre classique de Staatskirchenrecht, au profit de Religionsverfassungsrecht (droit constitutionnel de la religion), choix déjà fait depuis 2009 par Unruh (2018c).
55 Kahl (1894) 272–275.
56 Hinschius (1883) 243–244.
57 Hinschius (1883) 238.
58 Landau (1993) 484; dans le même sens Heckel (1966–67).
59 Hinschius (1883) 189–190; présentation légèrement différente chez Kahl (1894) 246, qui distingue Kirchenstaatstum, Staatskirchentum, Staatschristentum, pour les systèmes fondés sur l’unité, et Koordination, Kirchenhoheit, Trennung, pour ceux fondés sur la séparation.
60 Hinschius (1883) 262.
61 Kahl (1894) 305.
62 Friedberg (1872) 782–783.
63 Rieker (1893) 474.
64 Kahl (1894) 305.
65 Sohm (1873) 176.
66 Kahl (1894) 82–116.
67 Art. 14 de la constitution de 1850.
68 Stutz (1926) 54.
69 Freisenhahn (1974) 562: »ebenbürtige Vertragspartner«.
70 Dans sa décision du 19 décembre 2000 relative aux témoins de Jéhovah, le Tribunal constitutionnel affirme: »[…] le statut de corporation du droit public est un moyen de déploiement (Entfaltung) de la liberté religieuse« (BVerfGE 102, 370, 387). Unruh (2018b) 2312–2313 (avec bibliographie) montre bien en quoi cette décision modifie l’interprétation du statut de corporation du droit public. Celui-ci est désormais la prolongation du droit fondamental à la liberté religieuse, en ce qu’il permet aux cultes reconnus une indépendance financière.
71 L’expression est usuelle; par exemple: Unruh (2018b) 2221–2223: »freundliche Trennung«. La jurisprudence interprète l’interdiction d’une Église d’État, formulée à l’art. 137, § 1 WRV, comme purement institutionnelle (BVerfGE 108, 282–299), mais n’excluant pas la coopération, que nombre d’auteurs placent au même rang que la neutralité parmi les principes directeurs du Staatskirchenrecht (Wolff (2018) 929; Muckel (2006) 271–272 évoque même une forme de complémentarité entre Église et État).
72 BVerfGE 102, 370, 394–395: la décision d’accorder le statut ne peut être fondée sur le contenu de la foi, ni le critère de loyauté envers l’État.
73 https://de.statista.com/statistik/daten/studie/12520/umfrage/kirchensteuer-einnahmen-in-deutschland/; consulté le 14 mars 2021.
74 Art. 136 § 3 WRV: aucun individu ne peut être obligé de révéler ses convictions religieuses (c’est-à-dire le contenu de sa foi: on parle de Schweigerecht, Unruh (2018a) 2208–2210), mais, tempère le texte, les autorités peuvent demander à quel association religieuse (Religionsgesellschaft) appartient un individu lorsque des droits ou devoirs en dépendent. La principale application est en matière fiscale: chaque contribuable déclare sa religion, l’impôt religieux étant prélevé sur ses revenus. Le Tribunal de Karlsruhe considère cette obligation déclarative, conséquence nécessaire du statut public de corporations habilitées à lever l’impôt, conforme à la constitution, notamment à l’art. 4 GG (BVerfGE 49, 375).