Pour une relecture des traités diplomatiques de la fin du Moyen Âge*

[Re-reading the Diplomatic Treaties of the Late Middle Ages]

Stéphane Péquignot École Pratique des Hautes Études (EPHE, PSL), Paris stephane.pequignot@ephe.psl.eu

Dans l’Occident de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, la paix se rétablit par des paroles, par des gestes, par des rituels et des cérémonies, mais aussi grâce à un important travail d’écriture. Les traités en sont une part essentielle. Leur conclusion est soigneusement mise en scène et leur conservation fait l’objet d’une grande attention. Dans l’ouvrage tiré de sa thèse soutenue à Münster en 2016, Gesa Wilangowski analyse cet »instrument multifacettes« (5; traductions françaises par le critique) pour éclairer la praxis de la diplomatie sous Maximilien, plus particulièrement les relations de l’Empire avec le royaume de France. Du mariage en 1477 de l’héritier Habsbourg avec Marie de Bourgogne jusqu’au traité de Cambrai ratifié en 1510, l’auteure examine au prisme des traités les interactions avec une puissance voisine à la constitution politique différente d’un Empire qui lui-même se transforme au temps de la »réforme de l’Empire« (Reichsreform), de la création de la »chambre de justice impériale« (Reichskammergericht) et de la tentative éphémère d’un »gouvernement de l’Empire« (Reichsregiment). L’enjeu consiste notamment à déceler des modifications dans les procédures et la »diplomatie des traités« (Vertragsdiplomatie), ainsi que les effets internes d’échanges entre des systèmes »asymétriques«. Pour mener à bien ce projet articulant histoires de la diplomatie et des régimes politiques, le corpus des traités est élargi à d’autres actes – instructions, lettres d’ambassadeurs, comptes rendus d’assemblées, sources narratives et normatives –, et l’analyse déclinée de façon chronologique en huit chapitres, organisés autour de moments-clefs, ce qui autorise une approche contextualisée et processuelle.

La première question envisagée est le sort réservé en 1477 à l’héritage bourguignon dans les traités juridiques produits par des négociateurs expérimentés – Jean d’Auffay pour Maximilien, Pierre d’Oriole et Guillaume Cousinot au service de Louis XI. Leurs stratégies argumentatives diffèrent, leur appréciation de l’histoire des relations franco-bourguignonnes, du droit féodal, de la souveraineté des parties ou de la portée des traités anciens, également. Néanmoins, d’après G. Wilangowski, affleure une »sensibilité croissante aux similitudes institutionnelles et aux différences entre pays chrétiens, surtout de l’Empire« (44). De façon comparable, les négociations menées en vue d’un cessez-le-feu (1478–1480) se traduisent par une prise en compte mutuelle de la complexité de l’autre partie, qu’il s’agisse du rôle du Parlement en France ou de celui, perçu comme ambivalent, des princes électeurs dans l’Empire. Les clauses accordées dans les traités s’avèrent toutefois à elles seules insuffisantes pour la pacification, la mise en écrit se heurte à des limites (die Grenzen schriftlicher Fixierbarkeit, 65), elle doit être explicitée par des acteurs locaux – on retiendra le cas intéressant de Tournai – qui jouent un rôle déterminant dans l’interprétation et l’établissement effectif des cessez-le-feu. Une même logique au fond est à l’œuvre à partir du traité de paix d’Arras (1482), sur un mode exacerbé: les tensions successorales suscitées par la mort de Marie de Bourgogne sont vives, les acteurs impliqués plus nombreux avec l’irruption des États de l’Empire, et, lorsque le roi Charles VIII dérobe de fait à Maximilien sa promise, Anne de Bretagne, la rupture, réelle ou supposée, du traité par le Valois devient un thème de propagande dans l’Empire. L’épreuve diplomatique est surmontée en 1493 avec le traité de Senlis, mais non sans ambivalence, puisque les parties n’enregistrent pas l’accord de manière identique. L’étude contextualisée des traités confirme donc à plusieurs égards leur portée limitée.

Les années suivantes, marquées par un regain de tensions en Italie puis par de nouvelles négociations, permettent d’observer le rôle des changements institutionnels internes dans l’évolution des procédures suivies pour la fabrique des traités. |Les États de l’Empire et l’Empire lui-même tendraient à s’ériger en acteurs à part entière, distincts de l’empereur, créant de la sorte une situation duale dont cherche à jouer la partie française. Pour l’accord de Trente (1501) passé entre Maximilien et le cardinal Georges d’Amboise au nom de Louis XII, l’inclusion des princes et des États d’Empire est initialement prévue, mais n’aboutit pas. Les négociations ultérieures, remarquablement documentées par le journal d’Andrea del Burgo, donnent lieu à un important travail d’écriture, de tractations et de rituels, sans parvenir à une paix durable, révélant une fois encore les tensions internes dans l’Empire sur la gestion des relations avec la France. Le traité de Cambrai (1508), par lequel Maximilien et Louis XII doivent s’engager contre Venise, apparaît alors comme l’ultime manifestation pour la période des effets de la dualisation politique de l’Empire sur la pratique diplomatique: les États réclament le droit d’envoyer leurs propres ambassadeurs; la chambre de justice impériale procède à un enregistrement séparé du traité et les tensions Empire/États sur la politique vénitienne restent patentes.

L’ouvrage soutient par conséquent une thèse: les traités, bien que chargés d’une valeur juridique et portant un discours affirmant la durée, voire la perpétuité de leur validité, doivent être considérés comme une part d’un processus plus large et non univoque de tractation entre les parties. Pour Gesa Wilangowski, ils fournissent un cadre qui est lui-même objet de négociations (240), susceptible d’interprétations et de modifications apportées par des sujets ou des instances politiques émergentes impliquées dans le processus. Il en résulte une vision que l’on qualifiera de pragmatique, selon laquelle les traités peuvent être rompus presque à loisir, jouissent d’une effectivité limitée, et s’avèrent finalement »dé-constructibles« (253).

Certains développements auraient pu être nuancés en tenant compte plus largement des études de diplomatique sur les traités et de la bibliographie en français, depuis les travaux classiques de Maulde-la-Clavière sur la diplomatie de Louis XII jusqu’aux recherches récentes d’Élodie Lecuppre-Desjardin sur un ensemble bourguignon dont la caractérisation fait débat. Une dernière relecture avant publication aurait par ailleurs permis de corriger des coquilles assez nombreuses1 et d’améliorer un index très perfectible. Ces remarques critiques de détail ne doivent toutefois pas faire oublier l’essentiel: il s’agit d’un livre stimulant, grâce auquel, en refusant tout finalisme et en accordant à la pluralité des acteurs et aux dissensions internes une importance méritée, l’auteure intègre de façon convaincante les traités dans les débats actuels de l’historiographie sur la diplomatie médiévale. C’est là faire œuvre utile, car, paradoxalement, le regain des études en ce domaine a insuffisamment concerné les traités, sans doute parce qu’ils représentaient une pièce maîtresse dans les récits d’histoire événementielle et les approches de géopolitique avec lesquels il s’agissait précisément de rompre. En mettant à nu la fragilité des traités, l’ouvrage éclaire donc de façon originale une diplomatie, celle de Maximilien, pourtant déjà bien étudiée.2 Il soulève aussi des questions plus générales sur le statut, la fonction et l’effet des traités, qui ont contribué à nourrir un colloque récemment publié.3 Dans ce sillage, on terminera cette note par une interrogation ouverte: le caractère »dé-constructible« des traités est-il un effet d’observation pragmatique a posteriori, ou pas? Envisageait-on sciemment de s’engager dans un traité en sachant qu’on allait le rompre? Sur ce point, il est un contemporain dont la pensée – et les ambassades – mériteraient d’être prises en considération: Machiavel.

Notes

* Gesa Wilangowski, Frieden schreiben im Spätmittelalter. Vertragsdiplomatie zwischen Maximilian I., dem römisch-deutschen Reich und Frankreich, Berlin/Boston: De Gruyter Oldenbourg 2017, 288 p., ISBN 978-3-11-049311-5

1 Pax christiania pour pax christiana (123); realitier pour realiter (125); Maçon pour Macon (128), etc.

2 Cf. Walter Höflechner, Die Gesandten der europäischen Mächte, vornehmlich des Kaisers und des Reiches 1490–1500, Vienne 1972; Christina Lutter, Politische Kommunikation an der Wende vom Mittelalter zur Neuzeit. Die diplomatischen Beziehungen zwischen der Republik Venedig und Maximilian I. (1495–1508), Vienne 1998; Gregor Metzig, Kommunikation und Konfrontation. Diplomatie und Gesandtschaftswesen Kaiser Maximilians I. (1486–1519), Berlin 2016.

3 Georg Jostkleigrewe (dir.), avec la collaboration de Gesa Wilangowski, Der Bruch des Vertrages. Die Verbindlichkeit der Diplomatie und ihre Grenzen, Berlin 2018.