Droits personnels, divorce et démocratie*

[Personal Law, Divorce and Democracy]

Julie Rocheton Max-Planck-Institut für Rechtsgeschichte und Rechtstheorie, Frankfurt am Main rocheton@lhlt.mpg.de

Après plus d’une décennie de recherche sur le sujet, Saumya Saxena a rendu public les résultats de‍‍‍ ses travaux doctoraux et postdoctoraux à travers la publication d’un ouvrage intitulé Divorce and Democracy: A History of Personal Law in Post-Independence India. Cette étude aborde l’histoire des droits personnels dans l’Inde post-indépendance et leurs complexités. Elle développe ainsi le droit comme élément de dialogue entre les divers acteurs étatiques, mais également entre le peuple et l’état.

En étudiant, dans cette Inde post-coloniale, la trajectoire du droit du mariage et du divorce des communautés hindoues, musulmanes et chrétiennes, l’auteure explore, à travers ce prisme, l’interaction entre le droit, la religion, la famille, les droits des minorités et le genre dans la politique indienne. En parallèle, l’ouvrage appréhende les débats sur la codification du droit privé dans une perspective historique pour mettre en lumière la place de l’intervention de l’Etat dans le droit de la‍‍‍ famille, tout en questionnant l’imbroglio entre la religion et l’État. L’institution du divorce est ici présentée comme entremêlée au concept de démocratie. En effet, l’idée démocratique et l’institution du divorce apparaissent toutes deux telles des catalyseurs, donnant voix aux opinions dissidentes tout en ayant pour objectif de protéger les plus faibles; ce sont également des marqueurs importants pour les structures de pouvoir.

Cette étude s’appuie sur un corpus varié de sources historico-juridiques, comprenant débats législatifs, jurisprudences, manifestes politiques, rapports de presse, documents gouvernementaux, correspondances officielles, ainsi que des entretiens avec différents intervenants. L’ouvrage est organisé chronologiquement avec un focus par type d’archives dans chaque chapitre. L’analyse historique de l’auteure impressionne par l’exhaustivité de ses sources.

Le premier chapitre, qui traite de la période 1946 à 1956, repose principalement sur l’étude des débats législatifs. L’auteure y analyse l’évolution du rapport entre le droit et la religion au cours de la transition d’un État-nation nouvellement indépendant, à un État autrefois colonisé. Ainsi, les travaux de l’Assemblée constituante suggèrent que c’est à travers les débats sur le droit personnel que la doctrine de la laïcité a commencé d’être remodelée; mais ils démontrent aussi que le prisme de la question du droit personnel a permis un débat public sur la religion dans l’univers juridique. En abordant le rôle de la religion dans la sphère domestique par le biais des lois personnelles, l’État naissant est entré dans une relation intime avec le citoyen.

Le deuxième chapitre aborde, la période de 1957 à 1969 et les développements consécutifs à l’adoption de l’Hindu Marriage Act, ainsi que les divers rapports de comités relatifs au droit du mariage chrétien et musulman. L’État, désirant définir et encadrer officiellement certains principes religieux, entreprend différentes tentatives et projets de codification ou de rédaction de la mosaïque des droits personnels. Par ce mouvement législatif, l’État a cherché à combler le fossé entre lui et la société.

Le troisième chapitre, couvrant la période de 1967 à 1979, se focalise sur l’émergence des mouvements sociaux en explorant leurs interactions avec les institutions étatiques. Dans cette optique, il accorde une attention particulière aux réformes du droit personnel musulman et examine les réactions qui en résultent, notamment de la part de l’orthodoxie religieuse; ce chapitre démontre ainsi que les débats ont atteint un point critique durant les années 1970. Les actions entreprises par les femmes, sorties d’une interprétation purement politique, mais considérées sous l’angle d’une défense de leurs droits, mettent en exergue l’alliance entre les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire. Ce chapitre illustre par ailleurs comment les efforts des mouvements sociaux, en conjonction avec des événements tels que l’état d’urgence, ont |contribué à intégrer la laïcité dans le cadre constitutionnel de manière significative.

Le quatrième chapitre, englobant la période de 1980 à 1992, se concentre sur la jurisprudence en analysant deux affaires emblématiques, à savoir le divorce Shah Bano et l’affaire de Roop Kanwar Sati. En plus de ces exemples judiciaires, la loi de 1986 sur les femmes musulmanes et leurs protections en cas de divorce souligne les imperfections inhérentes au droit personnel codifié. La question de la laïcité resurgit également, cette fois-ci en tant qu’instrument utilisé par l’État pour étendre son contrôle sur les citoyens, tout en octroyant davantage de pouvoir à certains groupes, tels que les femmes, afin de contester certains aspects de la religion codifiée. Cette dynamique complexe entre laïcité, État et droits des femmes sert de toile de fond à l’analyse des affaires judiciaires, démontrant ainsi l’évolution des relations entre la religion, la justice et la gouvernance au cours de cette période spécifique.

Le cinquième chapitre, couvrant la période de 1992 à 2000, met l’accent sur l’engagement de la Cour suprême quant aux questions de laïcité, de religion, de pratiques religieuses et des droits des femmes. La jurisprudence, en particulier, offre un éclairage sur la manière dont les femmes ont lutté pour obtenir une interprétation du droit personnel favorable à leur genre. Ainsi, les tribunaux se positionnent comme une institution libérale au sein de l’État. Une série de jugements significatifs a permis de définir le sécularisme et d’interpréter certains textes hindous et coraniques. Ces décisions judiciaires ont joué un rôle essentiel dans l’évolution des normes juridiques et sociales, contribuant à façonner la compréhension de la laïcité et à promouvoir les droits des femmes au sein du cadre juridique. Ce chapitre met en lumière la dynamique complexe entre la justice, la laïcité et la quête d’égalité des sexes.

Le sixième et dernier chapitre propose enfin une analyse de la période allant des années 2000 à nos jours, il s’attache à dépeindre l’engouement autour de la question des droits personnels dans le débat public. Ce chapitre s’appuie sur des récits oraux et une série d’entretiens menés entre 2012 et 2019 avec les principaux acteurs du débat. Ces entretiens mettent en lumière le rôle et l’influence des acteurs non étatiques sur la question des droits personnels, ainsi que leurs définitions et leur place au sein de l’État. En examinant cette période plus récente, le chapitre explore la manière dont les dynamiques sociétales, les mouvements citoyens et les acteurs de la société civile ont contribué à redéfinir et influencer les discours sur le sujet.

Le cœur de cet ouvrage sur le divorce repose sur le dialogue entre citoyens et État tout en sortant de ce clivage binaire. En effet, il retrace également les échanges entre les différentes institutions étatiques ainsi que tous les acteurs qui, à un moment donné, y ont participé. L’ouvrage met en exergue com-ment l’institution du divorce a été négociée, renégociée, et a pris une nouvelle signification au fil du temps. L’État indien s’est préoccupé de cette institution tout en protégeant le droit conjugal. Le divorce à travers le droit personnel a donc joué un rôle clé dans la définition de la place de la religion et de la laïcité au sein de la démocratie indienne. En ajoutant à la religion l’État, ce mélange a créé plus d’autorité en promulguant des lois, mais également plus d’ambiguïté et d’instabilité, le droit devenant mobile et interprétable par les cours de justice.

Au cours de la dernière décennie, ce débat a perdu de son élan et pris fin en raison d’un gouvernement qui n’adhère plus véritablement à cette idée. Dans l’Inde post-indépendance, cette discussion sur les droits personnels fondés sur la religion a pris toute son ampleur, mais l’auteure conclut son ouvrage avec une certaine dose de cynisme. Elle constate que si cette conversation sur les droits personnels et le divorce a été formatrice pour la démocratie indienne, elle n’est aujourd’hui plus aussi robuste qu’elle l’a été historiquement. Elle nous amène à se demander quel futur pour la démocratie et le divorce en Inde?

Notes

* Saumya Saxena, Divorce and Democracy: A History of Personal Law in Post-Independence India, Cambridge: Cambridge University Press 2022, 350 p., ISBN 978-1-10849-834-0