Professeur émérite à la Freie Universität de Berlin, bien connu par ses travaux d’histoire du droit comme par ses prises de position politiques, Uwe Wesel livre dans cet ouvrage une étude sur plus de 70 ans d’évolution du droit dans le cadre de la République fédérale d’Allemagne. Non seulement cette analyse est fort utile pour les lecteurs non-allemands (comme l’auteur de cette recension), mais elle suscite un grand intérêt sur la problématique (héritée de Montesquieu) du lien entre un régime constitutionnel et l’ensemble des règles de droit qui sont appliquées ou modifiées durant ce régime. Elle renouvelle aussi la question de l’histoire contemporaine du droit poussée jusqu’au temps présent par un observateur qui a lui-même vécu toute la période étudiée. Disons tout de suite que, sur cette seconde question, Uwe Wesel réussit le pari de combiner la nécessaire distanciation scientifique avec l’expression de ses propres opinions laissant apparaître un jugement politique. L’auteur ne cache pas ainsi qu’il considère scandaleuse la complaisance dont les magistrats allemands ont fait preuve dans les années 1960 et 1970 à l’égard de leurs prédécesseurs de l’époque nazie, de même qu’il trouve injuste (en sens inverse) la sévérité des poursuites contre les anciens juges de la DDR après la réunification. Ce jugement de valeur, que l’on peut comprendre et partager, ne donne nullement à l’ouvrage le caractère d’un écrit partisan, l’auteur se gardant de toute appréciation dévalorisante sur les personnes des gouvernants ou des juristes étudiés. L’étude |est par ailleurs très technique quand elle aborde des questions relativement pointues de droit civil, commercial ou pénal.
En l’absence d’introduction sur la méthodologie et la problématique de l’auteur, il faut suivre le plan chronologique de l’ouvrage pour en dégager le sens au-delà des renseignements fort utiles qu’il fournit sur les principales lois adoptées de 1949 à nos jours, comme sur certaines évolutions relevant davantage de la sociologie du droit. La première des quatre périodes étudiées est celle de l’occupation par les Alliés de 1945 à 1949, c’est-à-dire jusqu’à la création de la BRD. Pour l’auteur, la capitulation sans conditions créait une situation inédite non prévue par les dispositions de la Convention de la Haye de 1907 sur les territoires occupés, une convention qui avait perdu toute portée avec le régime nazi, l’Holocauste et la guerre à outrance (y compris sous la forme des bombardements alliés frappant les civils). La rupture juridique pouvait être interprétée, comme le firent Kelsen et Nawiasky, comme la fin de tout État allemand. Mais les Alliés, comme les Allemands qui devaient continuer à vivre (contrairement à ce que laisse entendre l’expression de Stunde Null), admirent certaines formes de continuité avec la situation antérieure au 9 mai 1945: la confirmation d’un grand nombre de fonctionnaires subalternes, le rétablissement de la structure des communes et des Länder puis des tribunaux et le maintien de l’essentiel du droit allemand en vigueur (des règles du BGB à la plupart de celles sur le mariage élaborées en 1938), à l’exception des principales lois nazies qui étaient abrogées. Les processus de dénazification, assez rapidement délégués aux autorités allemandes après les procès des tribunaux militaires et de Nuremberg (dont l’auteur estime le jugement globalement juste, tout en relevant l’indulgence des sentences dans le Juristenprozess de 1947, comme le nombre disproportionné de procès organisés par les Français dans leur petite zone d’occupation) mettent en valeur les différences qui n’ont cessé de se creuser jusqu’en 1949 entre les zones d’occupation de l’Ouest et celles de l’Est, avec aussi la constitution de la Bizone et l’échange de monnaies en faveur du D-Mark.
Sans s’appesantir sur les débuts de la Guerre froide, la seconde partie sur l’époque d’Adenauer et Erhard (1949–1966) part des succès de la politique d’Adenauer pour rétablir la souveraineté de la République fédérale (notamment sur la Sarre) et l’intégrer dans l’OTAN comme dans la CECA. C’est seulement après avoir envisagé les difficultés des dernières années du gouvernement Adenauer, puis celles de son successeur beaucoup moins habile en politique qu’en économie, qu’est analysé le processus d’adoption de la Grundgesetz. Beaucoup plus que sur les caractères originaux de la Loi fondamentale, l’auteur insiste sur les développements du droit administratif, du droit pénal, du droit de la famille et du droit social au regard de la jurisprudence du BGH et du BVerfG. La thèse, très convaincante, consiste à montrer que la jurisprudence constitutionnelle a été déterminante pour faire rayonner la constitution sur le droit privé, notamment en imposant la réforme des règles du BGB sur les relations entre époux. En même temps, le BVerfG s’est montré plus conservateur en matière de droit pénal, laissant perdurer la répression à l’égard des homosexuels (avec le chiffre considérable de 50 000 jugements de 1953 à 1965). Cette seconde partie donne lieu à quelques notations de sociologie du droit sur l’application limitée de la loi de 1957 sur les licenciements ou sur les revirements de Nipperdey à propos du traitement des grèves.
La troisième partie traite de la période qui va du premier gouvernement de Grande coalition en 1966 jusqu’à la réunification de 1990. À nouveau les transformations du droit, initiées par les sociaux-démocrates ou par les démocrates-chrétiens, sont mises en relation avec les évolutions politiques et jurisprudentielles. Les nouvelles lois sur la famille, la cogestion des entreprises de plus de 2 000 salariés ou la réforme du droit pénal infléchissent nettement des règles d’usage quotidien. L’auteur note qu’à la même époque, les professions juridiques sont peu affectées par ces changements: la réforme des études de droit (1971–1984) échoue et le développement quantitatif de la profession d’avocat ne conduit à des réformes que dans les années 2000.
La quatrième partie portant sur les changements intervenus dans le droit allemand depuis la réunification est une des plus longues. Elle n’occulte pas les débats sur les crises traversées par le BverfG (sur les crucifix dans les écoles bavaroises, sur l’affaire Soldaten sind Mörder, sur l’avortement), sur les nouvelles étapes de l’intégration européenne et les réserves qu’elle peut susciter, sur les lois Hartz (qui n’ont pas créé une nouvelle pauvreté, mais n’ont pas résorbé l’ancienne selon l’auteur) ou sur l’accueil des réfugiés lors de la crise migratoire de 2015. À nouveau, les principales |réformes sont replacées dans leur contexte: la refonte du droit des obligations dans le BGB en 2002 est mise en relation avec l’évolution de la jurisprudence sur les parties en état de faiblesse dans un contrat (l’affaire de la caution jugée par le BVerfG en 1993), tandis que l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe (2017) est considérée comme une suite logique du partenariat de 2001. En matière de droit pénal, l’auteur accorde une large place aux décisions du BVerfG et de la Cour européenne de Strasbourg sur la rétention de sûreté (Sicherungsverwahrung), à la discussion des thèses de Günther Jacobs sur le droit pénal de l’ennemi et sur les réponses proposées en matière de lutte contre le terrorisme, avec les controverses relatives à un possible recours à la torture. S’il est relevé que le taux d’incarcération en Allemagne est inférieur à ce qu’il est en France, en Espagne au Royaume-Uni et plus encore aux États-Unis, on peut regretter que l’analyse ne soit pas plus poussée sur le développement d’une législation sécuritaire et sur les garde-fous que le BVerfG a développés, notamment en matière d’interception des conversations privées.
C’est dans les trois dernières pages, en guise de conclusion, que l’ouvrage s’interroge sur le fondement juridique de la BRD. Pour l’auteur la République fédérale est une création des puissances occidentales, à l’origine imposée de l’extérieur aux Allemands. Ce régime s’est consolidé à la faveur du miracle économique et démocratique amorcé dès les années 1950. L’État de droit s’est enraciné grâce à la jurisprudence du BVerfG et l’on doit rester optimiste dans les capacités de cette juridiction à faire face aux périls renouvelés de la xénophobie et de l’antisémitisme.
L’ouvrage postule ainsi une grande continuité dans le développement du droit allemand sous le régime de la BRD. Cette thèse peut être discutée au regard de l’évolution de la société allemande sur plus de deux générations qui a entraîné notamment d’importants changements dans les professions judiciaires et juridiques. On peut se demander dans quelle mesure la prédominance des juges et des professeurs de droit, encore au cœur de la composition du BverfG, n’a pas été entamée par la montée en puissance d’avocats de plus en plus nombreux. Plus encore, se pose la question de savoir si la réunification n’a pas transformé le régime de Bonn en une république de Berlin qui présenterait une nouvelle configuration juridique.
* Uwe Wesel, Rechtsgeschichte der Bundesrepublik Deutschland, München: C.H. Beck 2019, 276 p., ISBN 978-3-406-73439-7