Prenant place dans la précieuse série des guides ou »compagnons« publiée sous l’égide des éditions Brill, cet ouvrage, disons-le d’emblée, offre une approche à la fois systématique et didactique, particulièrement convaincante, de la figure des porporati et des fonctions cardinalices à la période moderne. Les trente-cinq contributions formant ce volume, réparties en huit vastes chapitres thématiques, en restituent le caractère multiforme à la lumière de l’historiographie la plus récente, celle ayant notamment bénéficié de l’ouverture aux apports des sciences sociales et d’une perspective d’analyse globale.
Sans prétendre ici rendre compte de manière exhaustive de la richesse de cet ensemble, l’examen du plan retenu par les curateurs scientifiques est à lui seul évocateur de ces rôles institutionnels ou symboliques graduellement assumés par les cardinaux, à la confluence de plusieurs domaines ou zones grises, encore imparfaitement délimités et dont la différenciation croissante au long de la période constitue précisément un enjeu capital de la modernité politique comme ecclésiale. Le caractère entrelacé des fonctions assumées au sein de l’Église et, pour nombre de ces »Princes de l’Église«, au sein des États, à l’échelon local (Rome, les États pontificaux, la cour et la chapelle pontificales, la Curie romaine) comme universel (ainsi dans le cadre des congrégations romaines ou de l’expansion missionnaire), à la lisière aussi des sphères spirituelle et temporelle et des dimensions publique et privée, dessine progressivement le portrait d’un cardinal de la première modernité. Les coordinateurs du volume admettent l’intérêt d’en dégager un idéaltype, comme un acteur à la fois central et au profil complexe, plus institutionnalisé également qu’à la période médiévale – telle est du moins l’une des hypothèses majeures avancées dans l’introduction (3) – lors même que les réformes du Sacré Collège et de la Curie successivement orchestrées par Sixte-Quint en 1586 et 1588 purent provoquer à moyen et long termes, un déclin de l’influence des cardinaux au sein du gouvernement central de l’Église.
Cette évolution est retracée avec beaucoup de finesse et d’efficacité dès le premier volet de l’ouvrage, consacré à la définition du cardinalat et des fonctions qui lui furent confiées (origines médiévales, Sacré Collège, création et renonciation des cardinaux, conclave, émergence du cardinal neveu), avant que soit exposée la place du cardinal au sein de l’institution ecclésiale (partie 2, offrant des analyses stimulantes sur les rôles et actions des cardinaux au sein de l’Inquisition et de la Pénitencerie apostolique mais aussi sur leur rapport à la théologie), ses relations avec le pouvoir séculier (partie 3, couvrant l’activité des cardinaux légats et des nonces, ainsi que celle des cardinaux de couronne placés, si l’on peut l’écrire ainsi, entre Rome et le monde), l’administration de ses propriétés et de son patrimoine (partie 4, incluant aussi une contribution sur les origines sociales et l’éducation des cardinaux), la dimension romaine (partie 5, comprenant un article sur la vacance du Siège apostolique qui aurait pu tout aussi bien figurer en partie 1), les missions (partie 6, terme ici réducteur car y sont évoquées également les relations avec les mondes non chrétiens et avec les Grecs et les Églises orientales), la littérature et l’historiographie (partie 7, laquelle traite notamment des traités dépeignant l’idéal du cardinal) et enfin les arts visuels (partie 8).
L’historien du droit et des institutions en particulier trouvera nombre d’éclairages et de mises au point synthétiques sur de nombreuses questions liées au gouvernement central et local de l’Église |romaine, aux relations diplomatiques entre le Saint-Siège et les États, au statut et aux prérogatives des cardinaux (même si les sources canoniques, à l’exception des traités de Giovanni Battista De Luca, sont peu sollicitées) et à la gestion de leur patrimoine privé, ainsi que sur des aspects jusque-là davantage délaissés par l’historiographie mais très stimulants, appelant des approfondissements ultérieurs, à l’exemple des protectorats exercés par les cardinaux sur les confréries et instituts religieux, ou des enjeux liés à la détention du titre – diaconie, église ou évêché suburbicaire – qui leur est assigné par le pape en consistoire lors de leur création. Loin d’une représentation, somme toute classique, des cardinaux comme simples »créatures« des papes et leur demeurant subordonnées, cette vaste synthèse – augmentée d’une riche et très utile bibliographie placée en fin de volume (617–686) – dresse un panorama complet des nombreux rôles et fonctions assumés par les cardinaux au sein d’un milieu romain non exclusivement ecclésiastique, au sein d’une société de cour, celle de l’entourage pontifical, au sein d’un appareil gouvernemental en voie de profond renouvellement, au sein d’un État pontifical en mutation, et enfin au cœur de rapports de force internationaux et d’activités missionnaires auxquels le Saint-Siège s’efforce de donner des orientations conformes aux principes tridentins.
C’est peut-être ce caractère de visibilité des cardinaux, celle individuelle de Princes de l’Église mais aussi celle institutionnelle de hauts responsables ecclésiastiques – une élite romaine et du monde, saisissable à diverses échelles – marqué et renforcé par le port du chapeau ou de la barrette rouge, qui fait mieux saisir le sens de la fameuse décision adoptée par Urbain VIII en 1630 de leur accorder l’usage du titre d’Éminence, acteurs majeurs et figures centrales d’instances atteignant elles-mêmes, au long de la période considérée, un degré inédit de centralisation. En cela, il est aussi l'un des marqueurs les plus fiables d'une modernité ecclésiale dont les signes et les manifestations – institutionnelles comme symboliques ici – excèdent la seule dynamique posttridentine.
* Mary Hollingsworth, Miles Pattenden, Arnold Witte (eds.), A Companion to the Early Modern Cardinal (Brill’s Companions to the Christian Tradition 91), Leiden/Boston: Brill 2020, 705 p., ISBN 978-90-04-31096-4