Il s’agit d’un ouvrage remarquable par l’ampleur des sources mobilisées, par la profondeur des analyses produites. Loin de ressembler à un manuel d’histoire du droit traditionnel, ce précis multiplie ressources documentaires et angles d’attaques. Par rapport aux livres d’histoire des relations internationales et de théorie du droit international, l’ouvrage s’émancipe du cadre de l’État national souverain, et ne se laisse pas enfermer dans d’une opposition simple entre droit public et droit privé, entre intérieur et extérieur des entités politiques et des territoires. Ce livre constituera un outil et une référence indispensable pour tous les travaux avenir dans le domaine de l’histoire du droit international. Sur la longue durée (1300–1870) le livre embrasse tout l’Ancien Régime dans son épaisseur chronologique. Le mouvement de l’exposé suit un modèle classique qui permet au lecteur de se repérer aisément: depuis l’affirmation de la royauté territoriale française du début du XIVe siècle, à la renaissance des études juridiques en Italie, l’affirmation d’un impérialisme universel dans l’Espagne du XVIe siècle, la défense néerlandaise de la liberté des mers, la formation d’un empire anglais puis britannique fondé sur l’institutionnalisation du commerce, sans oublier une ample réflexion sur les terres impériales à propos de l’équilibre des puissances sur le continent européen.
Le droit, tel qu’un historien généraliste peut l’observer, se présente comme un système de stabilisation des conditions de décision et d’arbitrage des conflits qui procure aux membres d’une société une certaine prévisibilité sur les conséquences de leurs actes et de ceux de tous les autres membres. Ce système est enraciné dans une imagination métaphysique ou cosmogonique sur la nature de l’homme et fonctionne à la condition de mettre en œuvre un certain degré de technicité dans la formalisation de raisonnements qui convoquent et combinent les normes disponibles. Le droit se distingue d’autres régulations présentes dans la société par une activité de qualification des faits qui adopte la forme double d’une traduction conceptuelle et d’une déduction logique de norme à norme. Le moins que l’on puisse dire c’est que le concert des puissances ne se présente, ni en théorie ni en pratique, comme une societas. C’est pourquoi, on applaudit le refus d’accorder l’extraterritorialité au droit international par rapport au droit en général, ce que permet l’usage du terme imagination, par lequel les différents systèmes normatifs se trouvent intégrés et mis en relation.
Si le droit international, comme un objet d’histoire, ne fait pas exception, il est nécessaire de compléter l’exposé des doctrines par l’examen d’affaires et de cas particuliers, entendus comme source jurisprudentielles du droit. Même si les entités politiques qui gouvernent des territoires (monarchies, empires, républiques, réseaux urbains) ne forment pas une societas ou ne sont pas les composantes d’une respublica, la résolution de conflits concrets qui s’opère sur les lieux mêmes de leur manifestation peut mobiliser des savoirs juridiques de toute nature et une imagination qui leur donne une tonalité singulière. Les négociations frontalières, comme l’a montré Tamar Herzog, sont des processus où s’improvisent et s’éprouvent les normes qui règlent les relations entre entités qui ne font pas société, même si les populations concernées font l’expérience quotidienne de la coexistence. De même, les configurations sociales, politiques et culturelles qui influent sur le déroulement des congrès diplomatiques, comme ceux du milieu du XVIIe siècle, apparaissent comme déterminants pour la fixation des normes issues de ces négociations, comme l’explique Pedro Cardim. Un jeu d’échelles s’impose, qui articule les analyses proposées dans le livre avec des études de cas, afin de vérifier la validité des textes de doctrine, mais tout autant pour révéler les sources pragmatiques de propositions théoriques qui donnent forme normative à des situations de fait et à leur résolution.
J’ai lu le livre de Martti Koskenniemi à la lumière de mes intérêts et de mes compétences limitées. Un désaccord mérite d’être signalé. L’ouvrage consacre à la puissance espagnole du XVIe siècle l’importance qu’elle mérite. Mais il le fait en limitant la diffusion de l’imagination juridique espagnole à la première moitié de ce siècle, alors que l’apogée de la puissance impériale espagnole |est postérieure, conséquence de l’union des couronnes d’Espagne et du Portugal après 1581. Par son activité diplomatique, par le rayonnement de ses chaires universitaires, par l’attraction qu’il exerce même auprès de ses adversaires comme le montre José Javier Ruiz Ibáñez, pour l’importance de traités portant sur les relations internationales (Saavedra Fajardo), le foyer espagnol alimente l’imagination juridique sur les relations entre puissances au moins jusqu’au milieu du XVIIe siècle. L’éviction de l’Espagne après l’abdication de Charles Quint, c’est-à-dire après que la monarchie espagnole a cessé d’occuper la fonction impériale, traduit une conception de l’histoire européenne centrée sur les pays qui devinrent les grandes puissances à la fin de la période: le Royaume-Uni, la France, les Provinces Unies, l’Empire et la Prusse. Ce biais téléologique accorde un poids disproportionné aux pays qui ont dominé les relations diplomatiques au XVIIIe siècle et qui furent le théâtre des premières étapes de la Révolution Industrielle. Comme si l’imagination du droit international s’était déployée à partir du défi de l’hyperpuissance espagnole, mais en quelque sorte sans elle dans une discussion qui ne l’aurait plus concernée après 1550.
Ce choix, classique dans l’historiographie de l’Europe du Nord-Ouest et du Centre, procède à la relégation de l’apport intellectuel du Sud de l’Europe. Hors du moment initial de la création de l’université de Bologne, l’Italie est également trop absente de l’ouvrage, de même que le Portugal, alors que c’est au Sud que se trouvait le réseau des facultés droits civil, de droit canon et de théologie qui ont enfanté le Ius Commune, dont l’impact a concerné même les universités réformées. Ce déséquilibre se retrouve dans la bibliographie du livre. En effet, l’immense production en histoire et philosophie du droit qui s’est développée dans les facultés le droit l’Italie de l’Espagne et du Portugal, mais aussi d’Argentine ou du Mexique, depuis une cinquantaine d’années n’est que peu convoquée. L’absence de Paolo Grossi et Pietro Costa, de Bartolomé Clavero et António Manuel Hespanha, mais encore d’Edmundo O’Gorman, ainsi que de bien d’autres savants du Sud de l’Europe ou d’Amérique Latine, dessine une géographie intellectuelle partielle. Il s’agit là d’un choix contestable mais, il est vrai, habituel. Il appelle des compléments, ce qui est le cas de toute entreprise de cette nature. De même, on peut regretter que la dimension russe, de la rivalité avec la Suède au partage de la Pologne, des entreprises grecques de la Grande Catherine au soutien des chrétiens des Balkans, soit une fois encore exclue de l’horizon européen, reléguée dans cet autre Orient dont Larry Wolff a montré comment il fut inventé par les Lumières.
On peut alors s’étonner que Martti Koskenniemi déplore le fait que les auteurs du passé qu’il commente soient tous des «hommes blancs». Il n’y a aucune raison scientifique, politique ou morale de s’excuser de travailler sur l’Occident chrétien, pas plus que sur l’oumma islamique ou sur l’empire de Chine, domaines dont les sources ne seraient pas moins masculines. L’Occident chrétien est un objet parmi d’autres possibles et dont on fait l’histoire à partir des traces qui en ont été conservées. Si l’on entend sortir de l’attraction qu’exerce l’Occident chrétien, le moyen en est connu et c’est le seul valide: il faut lire le droit musulman dans sa langue ou analyser l’administration chinoise dans ses registres. On ne peut résoudre sur le plan moral la difficulté qui découle de l’impossibilité d’analyser de première main tous les systèmes normatifs dans leur pluralité. Il convient de créer les conditions d’une collaboration entre savants et peut-être de commencer par critiquer le privilège intellectuel accordé au Nord-Ouest et au Centre européen au détriment du Sud au détriment du Sud et de l’Est non moins européens. Avant de provincialiser l’Europe, commençons déjà par critiquer sa hiérarchisation interne.