Une histoire transnationale des imaginations nationales?

[A Transnational History of National Imaginations?]

Jean-Louis Halpérin École normale supérieure - PSL jean-louis.halperin@ens.fr

Vingt ans après son maître ouvrage, The Gentle Civilizer of Nations, Martti Koskenniemi nous donne à lire une somme impressionnante d’histoire des idées sur le droit des gens du début du XIVe siècle au milieu du XIXe siècle. En 2001, il écrivait que le droit international moderne ne commençait pas avec Grotius ni avec les traités de Westphalie. En 2021 il traite de l’auteur du De jure belli ac pacis et remonte même à la querelle entre le‍‍‍ roi de France Philippe IV le Bel et le pape Boniface‍‍‍ VIII. Il ne s’agit nullement d’un reniement par rapport à la thèse centrale de The Gentle Civilizer of Nations. En précisant, dès l’introduction de To the Uttermost Parts of the Earth, que ce livre n’est pas une histoire du droit international et en terminant cette nouvelle enquête avec l’œuvre de Bluntschli, là où commence The Gentle Civilizer of Nations, Martti Koskenniemi consolide au contraire sa thèse selon laquelle le droit international moderne ne serait né que dans le dernier tiers du XIXe siècle. Cette thèse de la «rupture», contrastant avec la présentation continuiste des traditionnelles histoires du droit international, est désormais confortée par une étude des plus approfondies d’un ancien droit des gens relevant moins de la normativité du‍‍‍ droit positif que d’un ensemble de discours et‍‍‍ d’idées sur les rapports pacifiques ou guerriers entre des puissances souveraines.

Pour caractériser son objet d’étude, Martti Koskenniemi parle d’imagination juridique, combinant des éléments de ce que d’autres appellent la culture, l’idéologie ou la conscience juridique. Il justifie le choix original de ce terme en arguant du fait que des juristes de profession ont dû, avec l’avènement de puissances souveraines et surtout avec la découverte du Nouveau Monde, imaginer de nouveaux outils et bricoler toute une série d’argumentations, le plus souvent au profit du pouvoir qu’ils servaient. En cela on serait tenté de dire, en français, que l’imagination juridique n’est pas un imaginaire utopique, mais un discours sur le droit dont les effets associent savoir et pouvoir, pour utiliser le vocabulaire de Michel Foucault.

Témoignant d’une maîtrise extraordinaire des textes et de l’historiographie qui leur a été consacrée, l’ouvrage apporte une contribution majeure à l’histoire des idées sur le droit des gens du XIVe au XIXe siècle et tous les lecteurs y apprendront une multitude de relations nouvelles que la très fine analyse de Martti Koskenniemi découvre entre les sources, leur contexte et nos problématiques contemporaines. Dans le cadre d’un Forum sur ce livre aux multiples facettes, je voudrais poser trois questions sur le plan choisi par l’auteur, puis sur l’association qu’il propose entre idées et pratiques, enfin sur le moment de la rupture entre l’ancien droit des gens et le droit international moderne.

Trois parties sur quatre consacrées aux conceptions française, britannique et allemande

Martti Koskenniemi a fait le pari audacieux de commencer par l’imagination juridique dans l’univers chrétien autour de la France du début du XIVe‍‍‍ siècle. On peut comprendre ce point de départ lié à l’émergence de la souveraineté royale, voire étatique, et à l’usage qui a été fait des textes du droit romain sur le jus gentium dans cette opposition entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, impliquant aussi toute une série de débats sur le dominium (une autre idée-force du livre étant de ne pas séparer droit de juridiction et droit de propriété). Le lecteur peut être un peu déconcerté par le saut chronologique, dans le chapitre 2 de cette première partie, à la théologie politique des auteurs espagnols du XVIe siècle, sans passer par l’intermédiaire du Grand Schisme qui a donné lieu aussi à d’âpres débats sur les conflits de souveraineté. Nul doute cependant que la période consécutive à l’établissement de l’empire espagnol en Amérique est une étape décisive dans la réflexion sur la colonisation, dans ses aspects de droit privé comme de droit public. L’enchaînement paraît aussi justifié, dans les chapitres trois et quatre, avec les leçons italiennes (notamment celles de Gentili et Botero), puis avec Grotius.

Les trois parties suivantes, consacrées respectivement à la France de 1625 à 1804, à l’Angleterre (puis à la Grande-Bretagne) de 1450 à 1830 et à l’Allemagne de 1500 à 1821, suivent un plan fondé sur l’idée que chacun de ces trois grands pays |européens a vu se développer, sur plusieurs siècles, des manifestations spécifiques (en lien avec l’exercice du pouvoir et les politiques suivies, notamment par les deux premières puissances coloniales et commerciales) de cette imagination juridique relative au droit des gens. Martti Koskenniemi justifie cette approche nationale par les processus propres à l’éducation des juristes et par les politiques suivies par les gouvernants qui varient d’un pays à l’autre. Se seraient ainsi formées des traditions, fondées sur la plus grande proximité des auteurs avec les textes exprimés dans leur langue et les débats agitant leur espace public, qui justifieraient la prise en compte d’une imagination collective dans une dimension fondamentalement nationale. Martti Koskenniemi ne manque pas de nuancer cette thèse, en montrant la circulation des textes d’un pays à un autre, quitte à la relativiser avec d’excellents arguments, par exemple sur la lecture tardive et partielle de Grotius par les juristes français. Ce plan pose néanmoins ma première question, centrale pour les historiens du droit, de la combinaison des histoires nationales (qu’elles portent sur les idées comme sur les normes) et des études insistant sur les phénomènes transnationaux.

Des idées performatives et liées à des pratiques régulières?

S’inscrivant pleinement dans les problématiques actuelles de l’histoire des idées, l’ouvrage de Martti Koskenniemi n’est pas le récit d’un même débat d’idées supposé faire dialoguer des auteurs séparés dans le temps et dans l’espace. C’est une histoire contextualisée de théories développées avec des arguments juridiques et qui sont étroitement liées aux projets politiques des gouvernants, à‍‍‍ leur pratique des relations avec les autres États et‍‍‍ finalement avec le droit tant privé que public. Si‍‍‍ le livre n’est pas une histoire du droit international, ni une histoire des relations internationales, il porte bien sur des idées qui présentaient souvent un caractère performatif et visaient à inspirer ou à‍‍‍ légitimer des pratiques: celles relevant des diplomates, des rédacteurs de traités, ou des juges amenés à trancher des conflits impliquant des relations avec les colonies ou des étrangers. Il suscite de ce fait une deuxième question sur l’interaction entre idées et pratiques et sur la possibilité que des régularités factuelles se transforment en règles juridiques, par exemple du fait de l’application des traités par les tribunaux.

Où se situe la rupture donnant naissance au droit international moderne?

Si l’on suit Martti Koskenniemi, deux étapes préliminaires, celle du gallicanisme et de la conquête du Nouveau Monde, ont été nécessaires avant que ne se constituent ces trois imaginations nationales en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Mais ne peut-on arguer que la Révolution française et les guerres napoléoniennes ont consacré la ruine de l’ancien droit des gens et que la naissance des États-nations a engagé la réflexion sur les questions de conflits de lois et de droit international privé, dont la nouvelle science du droit international public, développée particulièrement en Allemagne, serait le prolongement? Bluntschli et Mancini ne sont-ils pas davantage les héritiers de Savigny et de Story que de Grotius et de Vattel?